- Numéros publiés en 2017
- Janvier-Février 2017
- Denis Monière
Histoire de la Ligue d’action nationale
Président de la Ligue d’action nationale depuis 2005 •
Les institutions culturelles et intellectuelles n’ont pas la vie longue au Québec, surtout celles qui proviennent de la société civile. Les associations, les mouvements de pensée et les revues naissent, mais meurent rapidement au fil des changements de conjonctures et du manque de lecteurs. Lionel Groulx, conscient du caractère éphémère de l’action intellectuelle, s’étonnait en 1918 que la revue L’Action française ait pu célébrer son premier anniversaire : « Dans notre vie canadienne, écrivait-il, il n’y a qu’un seul événement qui soit plus banal que la naissance d’une revue et c’est la mort d’une revue1. » Ce constat empreint de pessimisme ne s’est toutefois pas appliqué à L’Action française-L’Action nationale, fondée en 1917 et qui persiste, année après année, à mener le combat pour la construction d’une nation de langue française en Amérique depuis un siècle. Pour fin de comparaison, rappelons ici que le Reader’s Digest fut fondé en 1922.
Les origines
Après l’échec de la rébellion de 1837-1838, les leaders intellectuels du Canada français ont construit une idéologie nationaliste axée sur la survivance de la religion catholique, de la langue française et des traditions. Après l’adoption de la constitution de 1867 par le parlement britannique qui redonnait aux Canadiens français un contrôle relatif sur un territoire et des institutions politiques provinciales, ils ont défendu avec acharnement la Confédération canadienne et développé un nationalisme canadien axé sur deux pôles : la défense des minorités et l’indépendance du Canada. Mais cette idéologie fut contredite par les événements : pendaison de Louis Riel en 1885, participation du Canada aux guerres de l’Empire britannique (guerre des Boers et Première Guerre mondiale), politique d’immigration défavorable aux francophones et abolition des droits du français en Ontario avec le Règlement XVII, en 1913.
La théorie des deux peuples fondateurs qui devaient se développer dans l’égalité au sein de la confédération s’avérait être un mythe. La pensée nationaliste et la logique de la bonne entente incarnées par Henri Bourassa s’avéraient impuissantes devant la volonté de la majorité canadienne. Soumis aux volontés de l’Église et inspiré par le messianisme qui fixait aux Canadiens français la mission de christianiser l’Amérique, H. Bourassa rejetait l’idée que le Québec puisse être la patrie des Canadiens français. Il préconisait un nationalisme canadien auquel devait se subordonner la nation canadienne-française. Il pensait, d’une part, que la survivance des Canadiens français d’un océan à l’autre était la condition essentielle de la survivance du Canada et qu’elle protégerait la nation canadienne de l’américanisation ; d’autre part, il soutenait que le nationalisme canadien était la condition de la survie du Canada français qui dépendait à son tour de la défense des droits des minorités françaises à travers le Canada. Ses positions furent invalidées par l’évolution politique et démographique du Canada, mais Bourassa continua à espérer et à faire comme si la situation pouvait évoluer en faveur du Canada français.
D’autres penseurs nationalistes prirent conscience de l’irréalisme de ce nationalisme canadien surtout dans le contexte de la première guerre mondiale avec l’imposition de la conscription en 1917. Ils voulurent recentrer le nationalisme sur le Québec et faire de l’État du Québec le centre principal de l’affirmation nationale.
En plus des atteintes aux droits des minorités françaises, d’autres facteurs comme l’urbanisation et l’industrialisation suscitèrent une nouvelle prise de conscience des menaces d’assimilation qui pesaient sur les Canadiens français. L.Groulx résumait ainsi cette situation angoissante : « Nous sommes à une heure périlleuse de notre durée française2 ».
La Ligue des droits du français fut fondée le 11 mars 1913 par le Père jésuite Joseph-Papin Archambault, qui créa avec des amis un organisme pour faire la promotion de la langue française.
Le mouvement que nous entreprenons, écrit-il, n’est nullement un mouvement de provocation, une déclaration de guerre. Notre langue a des droits : droits naturels, droits constitutionnels. Nous voudrions qu’ils ne restent pas lettre morte ; nous voudrions surtout que nos compatriotes soient les premiers à les respecter3.
Ces premiers ligueurs sont surtout préoccupés et choqués par l’absence du français dans le monde des affaires et dans la vie urbaine.
Il s’agit pour eux de combattre l’anglomanie qui sévit dans les milieux d’affaires de Montréal en traduisant ou en rédigeant des textes d’annonces, de prospectus, de catalogues, etc., que des entreprises leur soumettent.
Mais l’activité principale de la Ligue prend la forme d’interventions constantes auprès des gouvernements, des municipalités, des entreprises et même des particuliers pour obtenir que la langue française ait la priorité. Pour élargir l’influence intellectuelle de la Ligue, on décide de publier en janvier 1917, en pleine guerre, une revue appelée L’Action française qui se veut « une sentinelle vaillante vouée à la défense de tous nos intérêts nationaux ». La direction de la revue sera confiée à Omer Héroux. L’appellation « Action française » signifie un nouvel état d’esprit inspiré par Groulx dont l’œuvre cherche à valoriser le retour au passé et aux racines françaises. Sans le dire ouvertement, ce nom est évocateur d’un retour vers la France où une revue du même nom défend la monarchie, sous les plumes acérées de Charles Maurras et de Léon Daudet. On crée par la suite Les Éditions de l’Action française qui éditent les œuvres du chanoine Groulx et de ses principaux collaborateurs. On multiplie la publication des brochures et des tracts de propagande. L’Action française possède aussi une librairie pour assurer la diffusion de ses œuvres.
Pour consolider les assises de l’œuvre, les directeurs de la Ligue décident, en mai 1921, de demander une charte provinciale sous le nom de « La ligue d’action française », perpétuant ainsi l’idée des fondateurs. La requête de la charte exprime le souci de la continuité :
Les requérants, est-il écrit, exposent qu’il fut fondé à Montréal, le 11 mars 1913, une œuvre sous le nom de « Ligue des Droits du français » et qu’afin d’assurer sa permanence et d’agrandir son champ d’action, ils désirent obtenir des lettres patentes en vertu des dispositions de la troisième partie de la loi des compagnies de Québec, 1920, constituant en corporation sans capital-actions, sous le nom de Ligue d’Action française, vos requérants et les autres personnes qui peuvent en devenir membres.
Groulx définit le programme d’action de la revue : elle doit être un guide et donner des mots d’ordre, des orientations à la nation. « Chez nous, écrire c’est vivre, se défendre, se prolonger4 ». La littérature doit servir la patrie en danger. Elle doit être fidèle à ses racines catholiques. « L’alliance de la pensée et de la foi est devenue chez nous un impératif catégorique de la tradition5. »
La revue L’Action française
Le premier numéro date de janvier 1917, compte 40 pages et celui de décembre 1928 atteint les 100 pages. Les tirages de L’Action française oscillent entre 2500 et 6000 exemplaires ce qui est remarquable dans un bassin démographique aussi restreint et dans un milieu largement sous-scolarisé. Mais cette performance s’explique en grande partie par le soutien des communautés religieuses et des collèges classiques qui achètent des abonnements.
Le premier numéro de la revue est d’avant-garde et analyse les problèmes vitaux de la nation canadienne-française. L’éditorial porte la signature d’Édouard Montpetit et pose en axiome la recherche de la compétence comme source de renaissance du Canada français. L’objectif est précis : « la conquête économique doit être pour nous la réalité de demain ». Le docteur Joseph Gauvreau présente la revue et ses objectifs : « Nos droits, écrit-il, nos traditions, notre langue... qu’en restera-t-il dans dix ou vingt ans si pour les maintenir, un groupe organisé n’est sans cesse sur la brèche... » On ne pense pas encore à l’État comme solution aux problèmes de la nation, car l’Église est le bateau amiral de la nation et nul ne veut remettre son rôle en question. On préconise une action intellectuelle pour reconquérir l’économie en formant des gens compétents. La sauvegarde de la nation passe par l’amélioration de l’éducation et l’atteinte de l’excellence individuelle.
Cet objectif vise en particulier la langue. Sous le titre « Parlons mieux », Léon Lorrain rappelle que la difficulté d’apprendre le français « exige de nous un effort intellectuel dont les bienfaisants effets se font sentir dans tous les domaines ». Le P. Papin Archambault, sous le pseudonyme de Pierre Homier, s’élève contre les inscriptions anglaises des boîtes à lettres. Il proteste contre le « way in » et le « way out » de l’hôtel des postes. On revendique des timbres, des chèques et des services publics bilingues.
De 1917 à 1928, la revue a publié 143 numéros, 2188 textes écrits par 374 auteurs. Lionel Groulx arrive en tête avec 157 textes. Viennent ensuite Joseph-Papin Archambault, Hermas Bastien, Antonio Perrault, Anatole Vanier, Albert Lévesque, Henri Beaudé, Olivier Maurault, Omer Héroux, Philippe Perrier, etc.
Chaque année, la revue publie un dossier ou un numéro thématique : « Nos forces nationales », en 1918, « Les précurseurs », en 1919, « Comment servir », en 1920, « Le problème économique », en 1921, « Notre avenir politique », en 1922, « Le bilinguisme », en 1925, « L’éducation nationale », en 1927, etc. Dans son enquête de 1922 portant sur notre avenir politique, L’Action française évoque l’idée de l’indépendance du Québec, mais de façon hypothétique et avec précaution. On ne propose pas d’action concrète pour que celle-ci se réalise. On attend que la providence fasse son œuvre et que la confédération se désagrège d’elle-même, sans pousser à la roue de l’histoire. Cette position est paradoxale pour une revue qui porte dans son titre le mot « action » ce qui est cependant révélateur des incertitudes des leaders intellectuels qui n’envisagent pas de rompre avec le Canada en dépit des déconvenues qu’entraîne la politique fédérale. Dans les années suivantes, et de façon constante, la revue préconisera la défense des intérêts des Canadiens français à l’intérieur de la Confédération canadienne.
Comme on l’a vu plus haut, il existait en France une revue appelée L’Action française. Elle était l’organe d’un mouvement nationaliste d’extrême droite fondé par Charles Maurras en 1908. Il n’existait aucun lien officiel entre L’Action française de France et L’Action française du Québec.
En 1927, le Vatican condamne L’Action française de France parce qu’on jugeait que Maurras et ses collaborateurs confondaient nationalisme et religion. L’Action française de France se faisait le défenseur du « nationalisme intégral », d’une monarchie « héréditaire, antiparlementaire et décentralisée », et voyait l’Église comme la garante de l’ordre. L’Action française du Québec ne s’inspirait pas du mouvement nationaliste français, et ne voulait pas lui être assimilée. C’est pourquoi on crut nécessaire de changer le nom de la revue en 1928 pour celui de L’Action canadienne-française qui ne survivra qu’une année, jusqu’en novembre 1928. Ce déclin s’explique par des difficultés financières à la suite d’une fraude, par le départ de Groulx de la direction, celui-ci ayant subi des pressions de sa hiérarchie cléricale et aussi en raison du désintérêt des lecteurs qui craignaient les foudres du clergé.
Si les religieux avaient joué un rôle de premier plan dans la direction de L’Action française, ils se mettront en retrait pour laisser la place à des intellectuels laïques dans la relance de la revue afin de distinguer plus nettement le catholicisme et le nationalisme. En janvier 1933, la Ligue d’action canadienne-française renaissait sous le nom de la Ligue d’Action nationale, et la revue s’appelait L’Action nationale, nom qu’elle a gardé depuis.
La Ligue d’Action nationale
La nouvelle Ligue s’inscrit dans la continuité de l’ancienne. La nouvelle charte accordée le 17 novembre 1934 stipule que l’objectif de la nouvelle corporation est de « servir notre peuple par l’étude et l’action, suivant ses traditions et son caractère catholique et français6 ». La revue paraît dix fois par année et rejoint environ 2000 abonnés grâce au soutien des collèges classiques qui abonnent tous leurs professeurs qui sont les relais les plus susceptibles de répandre la bonne pensée7.
Le comité de direction de la Ligue, en 1933, était formé par des représentants de l’élite professionnelle canadienne-française. On y retrouve des avocats, des économistes, des médecins, des agronomes et, fait nouveau, d’éminents journalistes tels : Harry Barnard, Léopold Richer, Eugène L’Heureux et plus tard André Laurendeau et Pierre Laporte qui assureront une plus grande diffusion des idées de la Ligue. Esdras Minville en sera le président jusqu’en 1941, Hermas Bastien (docteur en philosophie) en sera le secrétaire. Harry Bernard devint le directeur de la revue. Voici les autres membres du comité de direction : Joseph-Papin Archambault, Lionel Groulx, Olivier Maurault (qui deviendra recteur de l’Université de Montréal), Anatole Vanier, Arthur Laurendeau (musicologue, père d’André Laurendeau), Wilfrid Guérin (notaire), Albert Tessier (professeur), René Chaloult (avocat), Philippe Hamel (dentiste), Léopold Richer, Albert Rioux (agronome) et Eugène L’Heureux. Parmi les 15 membres de la Ligue, 4 seulement sont des religieux ce qui atteste du changement de la garde. Ils ont presque tous été formés dans les collèges classiques et leur moyenne d’âge est de 41 ans8. Les membres de la Ligue possèdent des compétences professionnelles qui en font des experts dans leur domaine. Ils participent à la création d’institutions scientifiques et universitaires, et sont reconnus par l’obtention de prix et de doctorat honoris causa ce qui est aussi une façon d’élargir leur influence et d’incarner l’existence d’une culture nationale.
Le président de la Ligue, Esdras Minville, aspire, comme son maître à penser Lionel Groulx, à construire une doctrine pour orienter l’action dans le sens du nationalisme et du catholicisme social. Mais il axe les réflexions de la revue sur les préoccupations économiques et il accordera un rôle plus actif à l’État dans la restauration de l’ordre social. La revue préconise la planification, l’aménagement du territoire et la nationalisation des ressources naturelles, dont l’électricité. Il adhère à la doctrine du corporatisme social qui cherche le juste équilibre entre le capitalisme et le socialisme matérialiste. Il met les intérêts économiques de la nation québécoise au centre de la pensée nationaliste.
Le rapport au politique change dans le cadre de la Ligue d’Action nationale, car ses membres sont en contact avec des politiciens. Lionel Groulx se tenant en retrait, la nouvelle Ligue peut délaisser l’apolitisme ou la méfiance à l’endroit des partis et des institutions politiques. On continue de penser que les politiciens et les partis traditionnels sont à la solde des intérêts étrangers et qu’ils font œuvre de division nationale, mais des opinions plus nuancées commencent à se manifester. Minville n’a pas les mêmes réticences que Groulx à l’endroit de la politique active et acceptera de s’engager dans la formation d’un nouveau parti l’Action libérale nationale. On commence à prendre conscience que si l’avenir de la nation passe par l’État, il faudra bien que les projets de restauration de l’identité nationale soient portés par des politiciens. Ce changement stratégique qui ouvre le champ du politique à L’Action nationale est aussi illustré par la carrière d’André Laurendeau qui est directeur de la revue depuis cinq ans quand il devient chef du Bloc populaire en 1942. Il le sera de nouveau de 1948 à 1954 après avoir siégé pendant quatre ans à l’Assemblée législative.
La direction d’André Laurendeau
Harry Bernard devra céder la direction de la revue à Arthur Laurendeau en 1934 pour raisons de santé. Celui-ci n’assumera qu’un intermède en attendant le retour de son fils André qui prendra la relève en septembre 1937 après avoir été parfaire sa formation à Paris. Laurendeau amènera avec lui du sang neuf, Dominique Beaudin, Roger Duhamel et Gérard Filion (futur directeur du Devoir) qui se sont connus dans l’organisation des Jeunes-Canada et le jeune économiste François-Albert Angers qu’il a rencontré à Paris et qui est celui qui occupera le poste de président le plus longtemps, soit de 1954 à 1986, poste qu’il cumulera avec celui de directeur de la revue de 1959 à 1967. C’est lui aussi qui a écrit le plus d’articles dans L’Action nationale, soit à peu près 400. C’était un polémiste remarquable, un pamphlétaire redouté. Sous la direction de Laurendeau, la revue développe de nouvelles thématiques comme la justice sociale inspirée du personnalisme français et la lutte pour l’autonomie provinciale concrétisée par le rapatriement de l’impôt réalisé par M Duplessis en 1954.
En 1942, la Ligue d’Action nationale collabore avec la Ligue pour la défense du Canada qui rejette la conscription pour service à l’extérieur du pays, et refuse de dégager le premier ministre Mackenzie King de son engagement de ne pas imposer la conscription. Au Québec, 85 % des francophones se prononcent contre la conscription alors que 90 % des anglophones l’appuient au référendum du 27 avril 1942.
La Ligue attirera dans ses rangs le Père Richard Arès qui a le plus contribué à l’élaboration de la doctrine nationale dans Notre question nationale et La Confédération : pacte ou loi ? Ces livres publiés aux Éditions de L’Action nationale ont inspiré la lutte contre la centralisation fédérale. Armée de cette doctrine, la Ligue d’action nationale participera très activement à la commission Tremblay (1954) sur l’avenir constitutionnel de la province : trois de ses membres seront nommés commissaires.
La Ligue amorça ainsi un virage idéologique majeur en s’éloignant de la défense des minorités et du statu quo constitutionnel et en centrant sa stratégie d’affirmation nationale sur l’accroissement des pouvoirs de l’État du Québec. Sous la gouverne de Laurendeau, la revue tente de se maintenir au diapason des changements sociopolitiques et se définit non plus comme le guide de la nation, mais comme un laboratoire de réflexions, un lieu où s’expriment les diverses tendances du mouvement nationaliste. La revue s’ouvrira aussi aux questions d’actualité internationale dans le contexte de la guerre froide. Elle adoptera une position pacifiste qui la rapprochera de la gauche. Elle tentera de lier la question nationale à la question sociale en s’intéressant à la classe ouvrière. Ces ouvertures intellectuelles entraîneront le départ des anciens ligueurs, mais attireront des jeunes comme Jean-Marc Léger, Roland Parenteau et Pierre Laporte qui succédera à Laurendeau en septembre 1954.
L’Action nationale et la Révolution tranquille
La direction de Pierre Laporte fut controversée, car celui-ci lorgnait la politique. Ses positions modernistes suscitèrent aussi des querelles intestines qui l’opposèrent au courant traditionaliste représenté par Anatole Vanier, ce qui entraîna des désaffections et creusa le déficit de la revue. Laporte proposa de changer le nom de la revue et de revenir à L’Action française. Cette proposition fut rejetée pour les raisons suivantes : « La majorité des directeurs tient que ce nom pourrait encore prêter à confusion. Il semblerait que nous abandonnions l’expression “Nationale” aux fédéralistes et aux “tenants du grand tout canadien” de la nation canadienne9. » Incapable de trouver un terrain d’entente entre les nationalistes de droite et les nationalistes de gauche, Laporte cède la direction de la revue à François-Albert Angers en septembre 1959 qui ramènera la revue dans une ligne plus traditionnelle. La revue sous sa direction consacrera beaucoup d’espace à la réforme de l’éducation, à la critique du rapport Parent et de la Révolution tranquille.
Le fait marquant de la direction d’Angers fut la participation à l’organisation des États généraux en collaboration avec la Fédération des sociétés Saint-Jean-Baptiste. La revue consacrera plus de mille pages aux États généraux qui ont voté pour le droit à l’autodétermination du Québec et exigé 37 pouvoirs exclusifs au Québec. C’est aussi à la suite des États généraux que la revue change de cap idéologique.
Changement de cap
Après la visite du général de Gaulle à l’Expo 67 et la fondation du Mouvement souveraineté-association par René Lévesque, la Ligue, qui se battait depuis des générations pour faire reconnaître les droits des francophones au Canada et protéger l’autonomie provinciale, changea de cap et prit le virage de la souveraineté. F-A. Angers, qui était aussi président de la Société Saint-Jean-Baptiste, fut l’instigateur de cette mutation. Alors qu’auparavant la Ligue avait connu des débats déchirants sur ses orientations idéologiques, il semble bien que cette mutation se fît dans l’harmonie et l’unité. C’était une conclusion logique aux échecs des stratégies précédentes préconisées par les tenants du nationalisme traditionnel attachés au statu quo constitutionnel.
Angers demeure fidèle à la position nationaliste traditionnelle qui soutenait la théorie du pacte entre les deux nations. Comme l’évolution du fédéralisme va vers une plus grande centralisation, il se rallie en 1964 à la thèse des États associés véhiculée par René Lévesque. Comme beaucoup de nationalistes de sa génération, il vient à l’indépendance non par choix, mais par dépit parce que le Canada a trahi les espoirs d’autonomie provinciale. Il expliquait dans un article que le Québec était acculé à l’indépendance10, ce qui laisse penser que celle-ci n’était pas le premier choix. Angers tenta de faire le pont entre la position autonomiste traditionnelle de la revue et la nouvelle orientation souverainiste. Il expliquait ainsi la position constitutionnelle de la revue, le 19 janvier 1979 :
Toute l’histoire du Québec n’est qu’un étapisme vers plus d’autonomie que nous appelons aujourd’hui souveraineté ou indépendance. Avec la thèse des États associés, je me rappelle avoir promu l’idée de grignotement continu du pouvoir fédéral. Étapisme ou grignotement, c’est la même idée de base11.
En toute logique avec cette position, Angers estimait que la question référendaire en 1980 devait porter sur le rapatriement de tous les impôts et non pas sur l’indépendance.
Avec l’arrivée au pouvoir du Parti québécois, la Ligue connut une certaine désaffection, comme si elle avait achevé sa course et qu’elle apparaissait moins nécessaire. Beaucoup de nationalistes pensaient que le bateau était arrivé à bon port. Et puis la gestion gouvernementale attira les meilleurs esprits du mouvement nationaliste qui désiraient travailler concrètement à l’avènement du pays. Les abonnements diminuèrent radicalement surtout après l’échec du référendum de 1980. Alors que le nombre d’abonnés se maintenait à environ 2000 dans les années soixante et soixante-dix, il chuta à moins de 500 dans les années quatre-vingt.
La direction de la revue devint collégiale de 1967 à 1974, puis les directeurs se succédèrent rapidement ce qui ne permettait pas d’assurer un véritable leadership intellectuel. Quatre personnes assumèrent la fonction de directeur de 1967 à 1988, soit Patrick Allen, Jean Genest, Rosaire Morin et Gérard Turcotte. Durant cette période, le Père Jean Genest tint la barre pendant douze ans, de 1974 à 1981 et de 1982 à 1986, et réussit malgré les embûches à maintenir la barque à flot. Il peinait à renouveler les collaborateurs, car il ne faisait pas partie des nouveaux réseaux intellectuels du monde culturel et universitaire. Il gérait plus la revue qu’il ne la dirigeait et confiait même le soin de rédiger les éditoriaux à divers collaborateurs. L’Action nationale vivotait sans proposer une vision claire de l’avenir national. Le directeur dans son rapport annuel attribue la chute des abonnements au silence des grands journaux au sujet de la revue. Il évoque même la disparition de la revue comme cela est arrivé à la revue Parti Pris en 1968. La contribution du Père Genest fut de moderniser la jaquette en remplaçant le sommaire qui figurait sur la page couverture depuis 1917 par une photographie évocatrice d’une réalité québécoise. La couleur prédominante de cette jaquette fut d’abord le rouge et fut ensuite remplacée par le bleu. Ce changement cosmétique répondait aux exigences de la mise en marché dans les librairies afin relever le niveau des ventes. Mais le succès ne fut pas au rendez-vous.
La Ligue connut un sursaut d’intérêt et d’énergie avec l’arrivée de l’infatigable Rosaire Morin qui avait à sa disposition un réseau de relations dans les milieux d’affaires francophones et dans les milieux associatifs. De 1988 à 1999, Rosaire Morin a travaillé à plein temps et bénévolement pour la revue cumulant les fonctions de président de la Ligue et de directeur de la revue de 1988 à 1993, puis de directeur jusqu’à 1999. Il orienta le contenu de la revue vers l’étude des problèmes économiques et publia un dossier magistral sur l’épargne des Québécois qui démontrait que les Québécois ne profitent pas de leurs épargnes qui sont déportées ailleurs pour servir au développement économique des autres. Ce dossier sera publié en 1997 sous le titre « La déportation québécoise ». Il professionnalisa la rédaction en engageant du personnel à plein temps qui avait pour tâche de solliciter des abonnements et surtout d’aller chercher des commandites publicitaires. Comme peu de gens pouvaient dire non à Rosaire Morin, il obtint les ressources financières pour financer des dons d’abonnements à des étudiants ce qui fit augmenter le nombre d’abonnés à 5000.
À la disparition de Rosaire Morin en 1999, Robert Laplante, qui assumait la présidence de la Ligue depuis 1993, prit le relais. Docteur en sociologie, il représentait la nouvelle génération d’intellectuels-experts née de la Révolution tranquille. Il donna une forte cohérence idéologique à la revue en développant quatre axes de réflexion. Il prolongea l’intérêt pour les questions économiques et sociales de ses prédécesseurs. Il tissa des liens étroits avec les mouvements communautaires afin d’actualiser l’analyse des enjeux comme la lutte à la pauvreté, le développement régional et les questions environnementales. Il ancra aussi l’identité dans la mise en valeur de la culture québécoise en publiant plusieurs dossiers sur des écrivains québécois et en changeant la jaquette pour l’illustrer par l’œuvre d’un peintre québécois. Enfin, il clarifia la position de la revue sur l’accession à l’indépendance. Il a réussi à intégrer toutes les dimensions de l’action nationale et à penser la rupture avec le Canada, mettant ainsi fin à l’aliénation du nationalisme traditionnel qui avait intériorisé les effets de la subordination politique dans le cadre du fédéralisme et s’était enfermé dans une vision fragmentée de la nation qui marginalisait la dimension politique du combat national.
La structure décisionnelle
Jusqu’à la fin du vingtième siècle, le pouvoir décisionnel était concentré aux mains du directeur de la revue et du président de la Ligue qui était souvent la même personne. Les orientations étaient établies par le directeur de la revue en consultation avec les membres. Il n’y avait pas de comité de rédaction ni de conseil d’administration de la Ligue. Autrement dit, la Ligue était peu instituée, la personnalité de chaque directeur tenant lieu de règles de fonctionnement. Des mécanismes plus formels de décisions furent établis en 1962 par F.-A. Angers pour éviter que des conflits internes menacent la survie de l’organisme comme cela s’était produit sous la direction de Pierre Laporte. Les fonctions de président et de directeur de la revue furent scindées, on constitua un comité de rédaction pour la revue ainsi qu’un conseil d’administration pour gérer la Ligue.
Des statuts et règlements furent adoptés en bonne et due forme en 1982. Ces règlements prévoyaient que les membres de la Ligue devaient se réunir au moins deux fois par année, que les membres du conseil d’administration étaient au nombre de cinq, que le directeur de la revue ainsi que les membres du conseil de rédaction devaient être désignés par l’assemblée générale et que le conseil d’administration de la Ligue était le même que celui de la Fondation Esdras-Minville créée en 1973. Ces statuts furent révisés en 2008 afin d’augmenter de 5 à 7 le nombre de membres du conseil d’administration.
Les membres de la Ligue
La Ligue n’est pas une association volontaire et ne devient pas membre de la Ligue qui veut. Dès l’origine et jusqu’à nos jours, le but de la Ligue fut de regrouper les meilleurs esprits qui consacraient leur intelligence à analyser et à comprendre le destin national afin d’assurer la pérennité de la nation. On misait plus sur la qualité que sur la quantité et le nombre de membres de la Ligue dépasse rarement la trentaine de personnes. Ils viennent pour la plupart des professions libérales. Si dans le passé la Ligue fut animée par des avocats, des médecins, des prêtres et des journalistes, aujourd’hui on y retrouve surtout des spécialistes des sciences sociales. La Ligue fut exclusivement masculine jusqu’en septembre 1967 où pour la première fois une femme fut admise dans le cénacle. Julia Richer fut nommée l’année suivante vice-présidente. Elle était présidente du Cercle des Femmes journalistes de langue française. Elle fut rejointe dans les années soixante-dix par Louise Collin-Brochu, Anna Lagacé-Normand, Ruth Paradis et Nycol Pageau-Goyette. Il y a actuellement 26 membres dont 30 % sont des femmes.
On devient membre de la Ligue par cooptation. Il faut d’abord être proposé par un membre de la commission des candidatures qui recommande la nomination au conseil d’administration qui la propose ensuite à l’ensemble des membres de la Ligue à l’occasion d’une assemblée générale. Ce processus de filtrage assure la cohésion idéologique du groupe. Cette procédure de sélection fut formalisée dans les années 1990 à la suite d’une tentative de prise de contrôle par un groupe d’intellectuels qui avait une vision traditionnelle du Canada français. La Ligue a toujours été soucieuse de recruter des personnes qui représentaient les différentes tendances du nationalisme et de ne pas s’enfermer dans un cadre idéologique rigide.
Le financement de la Ligue et de la Revue
L’Action nationale est devenue une institution centenaire par la seule détermination de ses artisans qui n’ont pu compter sur aucun apport de fonds publics pour assurer sa persistance, alors que la plupart des revues au Québec existent beaucoup plus par les subventions que par leur lectorat. Le financement de la Ligue et de la revue a toujours été précaire et hormis quelques périodes fastes dans les années trente où on pouvait rémunérer le directeur de la revue, pour l’essentiel, c’est le bénévolat qui fait vivre la revue, car aucun collaborateur n’est rémunéré. La revue s’autofinance par ses abonnements, par ses campagnes de souscription et par ses activités-bénéfices. Nous avons créé en 1973 la Fondation Esdras-Minville qui, avec le temps, a amassé un capital d’environ 300 000 $ dont les intérêts servent à éponger les déficits d’opération de la revue. Avec les faibles taux d’intérêt que nous avons connus ces dernières années, il faut surtout compter sur la réduction des coûts pour tenir le cap de la santé financière.
Les activités de la Ligue
Si la publication de la revue est la raison principale d’être de la Ligue, celle-ci complète son action intellectuelle et tente d’élargir son rayonnement en organisant occasionnellement des tables rondes et des soupers-causeries qui servent aussi à recueillir des fonds. Des conférenciers prestigieux ont animé les banquets organisés par la Ligue comme Henri Bourassa, Lionel Groulx, André Laurendeau, René Chaloult, Jean Drapeau, René Lévesque, Jacques-Yvan Morin et Pierre Bourgault. Cette tradition fut reprise en 2007. La ligue organise aussi une fois par année son Université d’été qui aborde en profondeur un thème spécifique. La Ligue remet aussi depuis 1992 deux prix littéraires : soit le prix Richard-Arès qui récompense le meilleur essai québécois et le prix André-Laurendeau qui est attribué au meilleur article publié dans la revue. Depuis 2007, la Ligue édite aussi trois fois par année Les Cahiers de lecture qui publie des recensions d’essais québécois afin de faire connaître la production des intellectuels québécois qui est négligée par les autres médias. La Ligue a aussi relancé les Éditions de L’Action nationale pour diffuser des dossiers ou encore des études plus élaborées. On retrouve parmi les auteurs Gérard Filion, Pax Plante, Claude Ryan, Dominique Beaudin. La Ligue a aussi agi comme groupe de pression en organisant des pétitions pour l’adoption du fleurdelisé comme drapeau national en 1947, pour donner le nom de Maisonneuve à l’hôtel Queen-Elizabeth en 1954, pour promouvoir le bilinguisme au sein du service de police de la Ville de Montréal en 1956, pour dénoncer le rapatriement unilatéral de la constitution en 1981. Elle intervient aussi auprès des décideurs dans des dossiers comme l’usage des manuels et les cours en anglais à l’Université de Montréal. Plus récemment la Ligue a fait une campagne pour dénoncer la construction de deux mégahôpitaux universitaires à Montréal.
Servir la nation
L’histoire de L’Action nationale est en quelque sorte l’histoire de la nation québécoise dont elle a forgé l’identité par son action intellectuelle. Avec la publication de 1000 numéros et plus de cent mille pages de texte, L’Action nationale a pris part à tous les combats qui ont fait l’histoire du XXe et XXIe siècle. À travers le siècle écoulé, les conjonctures et les problèmes ont varié et la revue a su adapter la stratégie de construction de la nation comme en témoignent les changements de mots d’ordre ou d’orientations : maintenir le catholicisme et la civilisation française en Amérique ; reconquérir l’économie par l’éducation et la coopération, lutter contre la centralisation et défendre l’autonomie provinciale au nom de la théorie du pacte entre les deux nations, nationaliser les ressources naturelles, pour aboutir au projet global d’indépendance qui synthétise les aspirations d’une nation moderne. Cette lutte n’est pas achevée et L’Action nationale demeure indispensable tant que l’indépendance n’est pas faite parce que pour y arriver il faut de la cohérence et des convictions fortes.
1 Lionel Groulx, Dix ans d’Action française, Montréal, Bibliothèque de l’Action française, 1926, p. 43.
2 L’Action française, vol 1, no 2, février 1917.
3 Richard ARÈS, s.j., « Un défenseur du Français : le père Joseph-Papin Archambault, s.j. », L’Action nationale, Vol LXX, no 8 (avril 1981) : 637-644 ; Vol. LXX, no 9 (mai 1981) : 757-764 ; Vol. LXX, no 10 (juin 1981) : 843-856.
4 L’Action française, op.cit., p. 34.
5 Ibid, p. 35.
6 Cité par Pascal Ryan, Penser la nation : la Ligue d’Action nationale, 1917-1960, Montréal, Leméac, 2006 p. 94.
7 Ibid, p. 114.
8 Ibid, p. 103.
9 Archives nationales du Québec, P20 A, 5 procès-verbal, 13 novembre 1955.
10 François-Albert Angers, « Le Québec est acculé à l’indépendance », L’Action nationale, septembre 1973, p. 21.
11 Archives nationales du Québec, François-Albert Angers, procès-verbal, 19 janvier 1979, P20 A, 6
Les directeurs de la revue
L’Action française
Omer Héroux, Joseph Blain et Joseph Papin Archambault 1917-1921
Antonio Perrault 1921
Lionel Groulx 1921-1928
L’Action nationale
Harry Bernard 1933-1934
Arthur Laurendeau 1934-1937
André Laurendeau 1937-1942
François-Albert Angers – Roger Duhamel – André Laurendeau 1943-1946
Guy Frégault 1946-1947
Dominique Beaudin 1947-1948
André Laurendeau 1948-1954
Pierre Laporte 1954-1959
François-Albert Angers 1959-1967
Patrick Allen – Jean Genest – Rosaire Morin 1967-1970
Patrick Allen – Jean Genest 1970-1974
Jean Genest 1974-1981
Rosaire Morin 1981-1982
Jean Genest 1982-1986
Gérard Turcotte 1986-1988
Rosaire Morin 1988-1999
Robert Laplante 1999 – …
Les présidents de la Ligue
Philippe Perrier 1921-1933
Esdras Minville 1933-1941
Anatole Vanier 1941-1954
François-Albert Angers 1954-1986
Yvon Groulx 1986-1988
Delmas Lévesque 1989-1990
Rosaire Morin 1990-1993
Robert Laplante 1993-2001
Pierre Noreau 2001-2006
Denis Monière 2006 – ...